64,AVENUE - 16/23

Publié le par catherine GENIN-PIETRI

 

La femme qui lui ouvrit la porte n’était pas la même que celle rencontrée la semaine précédente.

 

C’était pourtant Nicole, mais son visage était grave, son regard sombre et d’un air las, elle désigna à Sophie un carton qui trônait au beau milieu de l’entrée et qui détonnait avec le « so chic », credo de la créatrice.

 

Intriguée, Sophie regardait Nicole. Elle réalisait qu’elle n’avait pas vraiment fait attention à elle lors de leur premier rendez-vous. Leur élan de sympathie mutuel, leurs conversations à bâtons rompus, leurs fous rires, n’avaient pas laissé place à une observation quelconque du personnage.

 

C’était indéniable, les deux femmes avaient des points communs : elles avaient toutes les deux une silhouette fine et gracile, des cheveux épais, une distinction naturelle.

 

Mais ce jour là, Nicole semblait vieillie et ratatinée sur elle-même. Elle serrait son portable dans sa main gauche, passait et repassait l’autre main dans sa chevelure mal coiffée, frottait ses yeux démaquillés et manifestait des signes d’impatience.

 

Son téléphone se mit à sonner et elle s’éclipsa dans les appartements privés réservés autrefois aux enfants.

Elle avait laissé la porte entrouverte et discrètement, Sophie tentait de reconnaître les lieux. La moquette rouge avait été remplacée par un jonc de mer très actuel et une peinture blanche recouvrait les murs anciennement en Toile de Jouy.

 

Sophie ne parvenait pas à apercevoir la porte de sa chambre et n’entendait plus Nicole. Peut-être était-elle allée s’y réfugier, protégée du monde extérieur par la porte capitonnée.

 

Elle se retrouvait seule devant le carton de plaids qu’elle déballait sans allant. C’était un moment qu’elle avait désiré partager avec Nicole et son absence la chagrinait. Le coup de fil était interminable et Sophie en profita pour revoir le show-room et s’attarder dans la cuisine-salle-à-manger. L’acier brossé et le marbre, les verres en cristal coloré, les chemins de table en lin sublimaient la pièce. On était bien loin des meubles en formica dont ses parents étaient pourtant si fiers. L’office et ses nombreux rangements avaient été supprimés et le garde-manger était devenu un élégant placard qui accueillait les créations de l’artiste.

 

La porte de l’escalier de service avait été repeinte en vert absinthe, Sophie l’avait ouverte et refermée tant de fois !

Pour descendre les poubelles, bien entendu, mais aussi pour y faire entrer et sortir les indésirables, ceux ou celles que la jeune fille de l’époque  ne tenait pas à faire passer devant le bureau de son père. Pendant un temps, elle avait détenu la clé de la chambre de bonne du 7ème étage et l’avait transformée en nid d’amour avec Arnaud.

 

Son portable toujours à la main, Nicole vint rejoindre Sophie et s’affala plus qu’elle ne s’assit sur une des chaises de la cuisine.

Elle ne s’excusait pas, soupirait, commençait à raconter. Elle avait l’impression de connaître sa visiteuse depuis toujours et se livrait à elle sans pudeur, sans faux semblants. De son côté, Sophie appréciait cette confiance et écoutait avec intérêt le récit de Nicole, parfaite inconnue, il y avait encore une semaine.

 

Nicole venait de recevoir un appel inquiétant d’un voisin de sa mère. L’état de santé de la vieille femme, veuve depuis plusieurs années, déclinait de jour en jour et elle commençait à avoir besoin d’une présence de tous les instants à ses côtés. Elle tombait chez elle, parfois dans la rue, oubliait de fermer le gaz et ouvrait sa porte à de parfaits inconnus.

Les médecins avaient diagnostiqué un début d’Alzheimer au printemps dernier et Nicole s’était rendue plusieurs fois auprès de sa mère dans le Sud-Ouest, mais elle rentrait toujours inquiète de la laisser seule. A la fin de l’été, la vieille dame avait émis l’idée de passer quelques jours chez sa fille à Paris.

 

La cohabitation avait été difficile. La mère de Nicole était devenue aigrie, acariâtre, donnait des ordres, se mêlait de tout et la maladie lui faisait faire n’importe quoi. Elle devenait paranoïaque, cachait ses bijoux de crainte qu’on ne les lui prenne et les déclarait volés lorsqu’elle ne retrouvait pas leur cachette.

 

Le plus sage eût été de placer la vieille dame dans une de ces maisons dont on ne revient pas, mais Nicole ne le souhaitait pas. Fille unique, elle ne voyait pas d’autre alternative que de s’occuper elle-même de sa mère, mais ne savait pas quelle décision prendre : la faire venir chez elle à Paris ou s’installer dans le Sud-Ouest.

 

Elle était plus contrariée qu’attristée, cherchait des solutions, prenait avis auprès de Sophie qui, en l’espace d’une heure, connaissait tout ou presque de la vie de Nicole.

Elle s’était mariée très jeune avec un artiste peintre dont elle partageait toujours la vie. Leur fille vivait en Australie et ils n’avaient pas eu d’autres enfants. Ils avaient acheté l’appartement cinq ans plus tôt lorsque Nicole avait décidé de créer son show-room.

 

Avant de s’installer au 64, ils vivaient dans la grande demeure familiale des parents de Nicole à Biarritz.

Chacun y avait sa place, son mari peignait, elle créait ses modèles et, repérés par des magazines de décoration et encensés par cette même presse, ils avaient décidé de tenter leur chance à la Capitale.

 

Après avoir écouté l’histoire de Nicole, Sophie remerciait ses parents d’être partis dans la dignité ; trop tôt peut-être, mais dignes.

Sophie redoutait la déchéance humaine.

Nous naissons pour mourir ; il allait falloir vivre cette vie, ignorant totalement qu’une force invisible allait nous accaparer et faire de nous ce qu’elle voudrait. Elle nous prendrait notre mémoire, nous amènerait à la dérive. On nous ferait manger, on nous ferait assoir devant la télévision, on nous installerait au lit, on nous conduirait aux toilettes … pourquoi tout cela ?

La mère de Nicole était prise dans les griffes de la déchéance humaine, sa fille se taisait et Sophie avait envie de vomir.

 

Avec un petit sourire triste, Nicole tapa dans ses mains, décida qu’il était temps d’en venir au but de la visite de Sophie et se dirigea vers le carton rempli de plaids.

 

Les deux femmes retrouvaient leur bonne humeur, leur complicité toute nouvelle et Sophie choisit un modèle en laine et cachemire du plus bel effet. Mais où irait-il trouver sa place ?

 

Sophie parlait de l’épisode malheureux d’Auteuil, du choix que son mari et elle avaient fait de louer un appartement, de la vente de la maison, de ses filles qui devenaient des caricatures de petites parisiennes, de Fabien-Kiki qu’elle pourrait voir plus souvent, des recherches d’emploi de Jean-François.

 

Tout se mélangeait, se bousculait, mais au moins la conversation était légère et Sophie se réjouissait de voir les yeux de son amie pétiller à nouveau.

 

 

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Publié dans ROMAN : 64 - AVENUE

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